Thomas

Je me suis dit que je pourrais bien vous raconter. Trois ans se sont écoulés. Peut-être que trois ans, c’est le temps qu’il faut pour écrire un billet sans dégât.
Je faisais les courses chez Picard. J’avais le cul froid, le choix pas facile. Sa mère rentrait de son voyage en Turquie, on l’accueillait pour le dîner. J’ai pris ce qu’il fallait prendre puis je suis passée acheter une bouteille de vin. Ce que je ne savais pas encore, c’est que je n’en boirai qu’une goutte et qu’elle ne passerait pas. Les clés bien au fond de ma main, j’ai monté les escaliers jusqu’à son appartement. Je ne vivais qu’à moitié chez lui mais comme nous n’en étions pas au milieu de notre histoire, c’était plutôt joli.

J’ai fait la vaisselle, celle qu’on laissait toujours de la veille. J’attendais le bruit de ses clés dans la serrure, ce petit bruit qui était tellement nous. Je crois que l’impatience de retrouver quelqu’un le soir – ou de savoir que quelqu’un nous attend –  est un des plus beaux sentiments qui soit. Je crois que c’est celui que je préfère.
Quand j’ai rencontré Thomas deux ans plus tôt, on était en week-end, on était mille. Je ne voyais que lui. Lui qui faisait la queue pour la salle de bain, lui qui décapsulait une bière, lui qui faisait les comptes, lui qui faisait une blague pourrie. Puis je ne sais plus vraiment qui de lui ou de moi. Je me souviens de ce volant que je tenais sur l’autoroute au retour, seule dans ma petite bagnole me ramenant vers Paris, cherchant dans mon rétro la voiture où il était monté avec ses copains. Je le savais repartir à Lille, mais Lille Paris était une équation que j’emmerdais d’emblée, une équation sans inconnue, une équation déjà résolue. C’était un non-sujet.
C’est depuis mon petit appartement parisien que nous avons commencé à échanger des milliers de mots. Il est venu prendre des vacances à Paris. Prendre des vacances à Paris, c’est la plus belle déclaration d’amour que l’on ne m’ait jamais faite.
J’adorais les vendredis soirs, les nouveaux vêtements que je m’achetais pour monter à Lille. Je suis tombée amoureuse de cette ville, sans doute parce que je l’étais bien trop de lui. Je voulais Lille sous la neige, je l’avais sous la neige. Je voulais Lille et sa roue, j’avais Lille et sa roue. Je voulais un café qui ne brûle pas mais reste chaud, je l’avais. Thomas me regardait avec des yeux fous comme s’il était l’auteur de toutes ces réalisations. Je crois qu’il lui suffisait de me vouloir heureuse pour que je pue le bonheur et que le bonheur me pue.
Un jour il m’a dit quand je t’ai rencontrée, t’étais cette fille dans la chanson de Goldman. Tout était dit.

Elle était là dans son monde, son monde au beau milieu du monde.

J’étais on ne peut plus fière de lui ouvrir mon moi, alors j’ai déballé, j’ai déballé. J’ai écouté la chanson en boucle. Au boulot, dans le train, dans le bain, dans ses bras.
Thomas est venu s’installer à Paris. Notre quotidien a changé, nos sentiments tellement peu. Le soir de mon anniversaire qui a suivi, on a été dans un petit restaurant dans le nord de Paris. On a parlé de tout, de rien, du bonheur d’être là. De mon boulot, de mes projets qui n’étaient que brouillons à l’époque. Il m’a regardé dans les yeux et m’a dit tu es bien plus forte que je ne le serai jamais. Cette phrase a essuyé beaucoup de larmes en trois ans.
Les mois qui ont suivi étaient parfaits. Je ne sais jamais si c’est le recul qui nous arrache un tel constat. Forcément, il y a eu des portes qui claquent, des mots mal placés, des doutes, parfois. Comme toutes les histoires d’amour, la nôtre avait ses qualités et ses défauts.
Les clés dans la serrure. Thomas est entré et il m’a embrassée. Il s’est changé, a regardé l’heure en disant quelque chose comme : elle devrait être là dans vingt minutes.
Vingt minutes, ça peut suffire à beaucoup de choses. Mais ça, je l’ignorais encore.
Il s’est mis sur le balcon, il a regardé dehors, comme il faisait souvent. Sauf que là, j’ai su. J’ai senti quelque chose. Sa position était pourtant la même. Le ciel brillait comme hier, sans doute comme demain. Le parc en face flottait comme un début juin. Rien dans le décor ne clochait, absolument rien. Le monde tournait, le mien était fébrile. J’ai bien voulu lui demander s’il se passait quelque chose. Je n’ai rien dit. Je connaissais déjà la réponse, le mal de ventre qui allait suivre. Je crois que j’essayais de gagner une minute, peut-être deux, une respiration, une courte nuit, un mot comme avant. Et les enfants que tu me voulais me faire.
J’espérais que sa mère sonne, qu’elle débarque avec son grand sourire, nous raconte la Turquie. Je voulais que le vin soit servi.
J’ai tourné en rond, j’ai mis la table. Les fourchettes tremblaient entre elles et d’une jolie musique pour m’accompagner, j’ai parlé comme si c’était le bon moment, comme si j’étais prête. Pourtant, on n’est jamais vraiment prêt pour ces choses là.
Je veux qu’on s’arrête là.
Il a dit, très sûr de lui, trop sûr de lui, je veux qu’on s’arrête là.
Tout était dit.
Les arbres menaient toujours la même danse, sous le même vent. Il restait trente minutes en chaleur tournante pour que le plat soit prêt.
Je n’ai pas bougé. On était un jeudi.
On n’était plus.
Je ne sais plus qui du silence ou des explications a été coupé par la sonnette. J’ai voulu partir, il m’a suppliée de rester. Il m’a dit qu’on allait dîner et en reparler juste après. Qu’il ne savait peut-être pas ce qu’il disait. Je n’ai jamais fini mon verre de vin, j’ai remercié sa mère pour les boucles d’oreilles qu’elle me ramenait de son voyage et j’ai été vomir le repas que je n’avais pas avalé.
Quand sa mère est partie, quand il faisait nuit noire, quand j’avais encore toutes les chances de croire que les mots qui précédaient le repas n’étaient qu’un mauvais cauchemar, il a attrapé son verre et m’a dit que tout était bien fini. J’ai eu envie de lui péter des assiettes à la gueule, de lui attraper les chevilles, de reprendre le week-end à mille, l’autoroute, je voulais du Goldman dans les oreilles, du Goldman pour le raisonner, je voulais crier, chez Picard et chez vous, je voulais qu’on me pince, me réveille, qu’on me rit au nez, qu’on me dise : c’était une sale blague.
Ça n’a jamais été une sale blague. On a passé une nuit blanche à pleurer, une nuit blanche à se quitter. Je crois qu’à un moment il m’a pris dans ses bras, quelques secondes. Et il s’est éloigné, trop vite, comme pour rester droit, rester clair et cohérent.
La rue, le lendemain matin, avait le sale goût de ces débuts juin que je n’ai jamais aimés. La rue, dehors, avait l’odeur du vide.
La peur de partout, la peur qui me prenait, les larmes qui n’en finissaient pas, je suis allée bosser dans un état pitoyable et c’est comme ça, peut-être, que j’ai lié une des plus belles amitiés avec une collègue qui me forçait à manger. Mange, prends.
J’ai perdu cinq kilos en quatre jours. Et j’ai appris que Thomas fréquentait une autre fille.
J’ai compris alors cette collègue qui venait prendre sa douche chez lui à la pause déjeuner après leur petit footing.
J’ai compris alors ces after-works.
J’ai compris toutes les conversations où son nom se glissait sans hasard aucun, comme s’il voulait tout me dire au détour d’une phrase anodine parce que ça aurait été plus facile.
Pendant des mois, mes amis l’ont traité de connard. De sale con. De tous ces noms qu’on vous balance en croyant que vous allez guérir grâce à trois insultes alors que vous êtes amoureuse.
C’était eux que je détestais de le mépriser autant.
Il était parti avec une autre et alors.
J’ai pleuré, encore, j’ai attendu qu’il revienne, en vain. On me disait qu’avec elle, ça marchait plutôt bien.
On commençait à les voir en soirée. Ils riaient.
Il n’y a pas de pire douleur que d’entendre des choses pareilles. Pendant des mois, ça vous prend au bide, quand vous comprenez que l’autre ne rebroussera pas chemin.
Je ne me suis jamais demandé ce qu’elle avait de mieux et ce que je n’avais pas.
Je le savais. Je savais aussi ce que j’avais et qu’elle n’avait sans doute pas. Je savais bien que comparaison n’était pas raison. Qu’il me respectait et respectait nos années.
J’attendais ce jour où ça irait mieux, ce petit truc soudain qui fait que là, en fait, ça va mieux.
C’est arrivé, après quelques mois. Un jour ma mère m’a dit, tu sais, s’il est parti pour la femme de sa vie, il a eu raison.
Trois ans plus tard, et sans voix qui chevrote ou doigts qui hésitent, je le dis : il a eu raison.
 

8 commentaires sur “Thomas

  1. Cette chanson de goldman est ma préférée depuis des années. Un texte que l’on rêve d’écrire…
    J’aime beaucoup tes mots. J’admire ton style. Tu as beaucoup de talent !

  2. c’est ton histoire!!!! c’est mon histoire!!!! c’est l’histoire de beaucoup d’entre nous, c’est la vie et elle ne s’arrete pas a thomas et la vie continue et on trouve le bonheur avec LUI

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