On avait six ans et une grande table pour deux au fond de la classe.
On se faisait des petits baisers lorsque tous les dos étaient tournés. Du moins, c’est le souvenir que j’ai décidé d’en garder.
Je pense rarement à lui. Je ne l’ai jamais appelé mon amoureux d’enfance. Sans doute parce que l’on ne s’est croisé qu’un an, qu’on était gosse. Et sans doute aussi parce qu’il ne m’a laissé aucun chagrin. A six ans, le chagrin n’existe pas ou pour ce qu’il existe, il a raison.
Je l’ai toujours appelé par son prénom. J’ai oublié son nom. Il s’est dispersé dans vingt ans et dans d’autres bouches.
Je le trouve parfait, ce flou. Je me dis que le propre de nos frissons d’antan, c’est de rester petits, passés, c’est de rester quelque part entre 1990 et 1992. J’aime bien me dire qu’il est toujours le gamin que j’ai connu dans la cour de récré, qu’il me serait impossible de le recroiser puisqu’il est planqué dans mon passé et dans mes journaux intimes. J’imagine qu’il a toujours sa coupe au bol et que parfois, il me trompe avec d’autres en les traînant dans les buissons. A cet âge-là, déjà, on ne savait pas ce qu’on voulait. C’est un truc de notre génération, à ce qu’on dit.
Il y a quelques jours, il était question de dîner entre copains du bon vieux temps. Une sorte de réunion, organisée par amitié et surtout par curiosité, où tous les anciens de l’école se retrouvent.
J’ai compris alors que j’allais le revoir.
Mais ça me paraissait impossible. Je n’arrivais pas à concevoir qu’il avait dépassé le mètre cinquante et qu’on allait se dévisager comme des adultes. Vingt ans à se construire chacun de notre côté, vingt ans à grandir et découvrir ce qu’à six ans, on était loin de s’imaginer.
Est-ce qu’on a appris la même chose de la vie ? Parce qu’on était gosse, parce qu’on n’avait pas de préoccupations, et donc aujourd’hui ? T’as compris ? T’as vu un peu ? Elles étaient comment tes premières fois ? Tes premières peurs ? Tes premières désillusions ? Et ton premier enterrement, hein ? On savait pas tout ça. On savait pas.
On savait pas les coups de téléphone qui changent tout.
On savait pas que les gens meurent, et parfois plusieurs fois. On savait pas les larmes, la tête entre les mains.
On savait pas l’amour avec vingt ans de plus, les bras qu’on serre, on savait pas la peur quand l’autre s’en va, on savait pas le cul, on savait pas mordre, on savait pas la rage au corps et les putains de traces que ça laisse.
On ne savait pas le boulot, les vendredis matins où nos sourires sont juste un peu moins faux que le reste de la semaine. On ne savait pas la fatigue et les forces qu’on n’aurait plus.
On ne savait pas non plus l’amitié qui blesse.
On ne savait pas l’argent.
On ne savait pas les secrets que cette fois il faudrait garder.
On ne savait pas le danger en sortant de chez nous, ou on l’entendait d’une oreille.
On ne savait pas que l’on voudrait tant remercier nos parents mais que l’on n’y arriverait pas.
Tu vois, on était gamins, et là, on est quoi ? J’ai des cernes, j’ai trente ans demain. Et toi ?
Mais il n’est pas venu au rendez-vous.
J’ai été déçue, quelques minutes. Jusqu’à trouver ça bien, en fait.
Il restera dans mes souvenirs, dans mon avant, il restera le rose qui n’a jamais grandi. Je n’aborderais aucun sujet noir avec lui, nous ne taperons pas du poing sur la table, on ne découvrira pas les chemins foirés, les amours quittées, on ne refera pas le monde, on ne fêtera aucun anniversaire et on n’aura pas à repasser sur le pire.
Et tant pis s’il n’avait que du meilleur à m’annoncer. Ne pas savoir ce qu’il devient, rester dans le doute, c’est me donner le droit de garder une image de lui intacte, dans un monde presque parfait, lui sur le parking à vélo, me faisant une déclaration d’amour, lui et ses grands yeux, lui et ses mains timides, lui et son cartable qui l’écrasait, lui et sa raquette de Tennis, moi m’inscrivant dans son club pour le croiser plus souvent.
Enfermé dans mes souvenirs, il protège ma part de rose. Et j’espère que quand la vie lui fait de sales coups, quand il grandit, il découvre, quand il se prend en pleine gueule tout ce qu’on ne savait pas à l’époque, l’époque où on s’en tenait à quelques baisers innocents, il pense à moi, sa part de rose, et se satisfait aussi de ne pas savoir ce que je suis devenue.
<3 la fin de la phrase à rallonge! 😉
tres joli ….une nostalgie de l’ enfance et de cette innocence….bravo.
Incroyable cette écriture…
Qu’est-ce que j’aime lire et relire ce texte… merci pour ces mots, merci pour cette justesse, merci d’avoir sans le vouloir si bien choisi les mots qui décrivent mes souvenirs les plus beaux, ma part de rose à moi, dans laquelle j’aime tant me replonger. Mes 4 à 7 ans, que j’aurais voulu voir durer toute la vie.
Il y a un peu moins de 3 ans, j’ai lu ce texte au cimetière, à ma famille et à mes proches, le jour où on a déposé les cendres de mon père : ce n’était pas triste, c’était juste beau de lire ces mots si justes. Et je les ai relus à ma mère il y a 2 ans, le jour de mes 30 ans, parce qu’ils me font du bien et à elle aussi.
Juste merci