La première fois qu'il m'a parlé

Il faisait nuit dehors. La fenêtre de ma chambre était entrouverte. Je fumais une cigarette, un peu comme après l’amour mais on n’avait pas encore fait tomber le déguisement. De l’autre côté du mur, la fête grouillait à son plein et j’entendais les verres qui claquaient, les rires qui inondaient mon appartement. La vie était folle. Elle avait le goût des interminables soirées, où la folie est de mise, où la parole est remplacée par le rire, l’alcool, les chants à qui criera le plus fort. Et moi j’adore me démonter la voix. Moi, j’adore que l’on crie avec moi.

C’est pour ça que je l’ai amené dans ma chambre. Parce qu’il s’enfilait des bières comme je voulais enfiler à ses doigts un peu de ma salive. Parce qu’il passait son temps appuyé à la fenêtre, à ne pas broncher. Il s’esclafait comme je dansais, il me semblait discret comme je grimpais sur une chaise pour offrir à tous un peu de ma bêtise. Ecoutez-moi, je vocifère, écoutez-moi je suis torchée.
Mes hurlements s’imposaient quand il ouvrait grands ses yeux, presque choqué, mais presque séduit. Allez tous, reprenez avec moi un refrain, donnez-moi vos plus beaux mots, que j’en fasse une coupe de champagne et que j’avale de bulles en bulles un peu de poésie, un peu de temps figé dans ce salon parisien.

J’ai voulu retrouver le silence avec lui, parce qu’il m’intriguait plus que de raison. Alors je lui ai pris la main pour l’entraîner avec moi. Il n’a pas dit mot, il s’est laissé faire jusqu’à ce que je claque la porte. J’ai cherché mon paquet de cigarettes en jurant, parce que punaise, il est où passé ce con ? Il a souri. J’étais grossière. 

Il ne disait rien. Est-ce que je lui faisais peur ? Et si l’odeur du tabac le gênait ? Et si le spectacle sur la chaise l’avait rendu coi ? Et s’il avait un peu froid et qu’il n’osait pas me demander de fermer la fenêtre ? Sa bouche m’inspirait. Puisque rien n’en sortait, mon ventre me parlait. Il m’ordonnait presque de lui sauter dessus, de lui supplier les cris, les cheveux qu’on arrache. 

Il s’est levé et s’est rapproché de la fenêtre. J’en finissais ma cigarette dans un mouvement lent, je m’y croyais un peu. Scène décalée de deux personnes qui se rapprochent quand la fête continue une pièce plus loin. Comme si nous n’avions aucune pudeur. Comme si boire me rendait plus excessive que je ne l’étais déjà. Comme si l’entendre jouir pouvait devenir un défi en soi, une rage folle et tant pis pour les autres, les règles et les attitudes comme il faut.

Je l’ai embrassé. J’ai goûté à sa bouche avant même qu’il n’ose mot. Il a parfaitement répondu. Il sentait l’alcool. Il avait de la poigne dans les mains et il m’a prise violemment. Je me suis dit c’est parti, c’est le bon plan, le bon filon. Ces petits mecs de soirées, un peu timide quand toi tu es trop expansive. Ces petits mecs un peu en retrait, à qui tu fais envie et qui se donnent des airs mystérieux. Alors que tu perces le secret quelques minutes plus tard. C’est le rouge à lèvres trop rouge, ça.

Je lui ai demandé comme il s’appelait. Je veux bien qu’on couche n’importe comment, mais je ne veux pas coucher avec n’importe qui. Bon, et ton petit prénom ? M’en dira-t-il plus ? Sur qui tu es, sur le silence que tu prônes, sur les bières que tu as choisies, celles que tu m’as ouvertes, sur tes yeux fous quand je parle trop.

Il m’a répondu mais il a eu un peu de mal. J’ai eu envie de rire. J’étais alcoolisée, tellement indécente. Tellement à mille lieues de mes tenues correctes.
J’ai posé quelques questions, je voulais être sûre d’avoir compris. Et puis j’ai compris.

Parce que si toi tu peux hurler ta vie et débiter tes mots d’une fluidité remarquable, que t’emmerdes tout le monde et que tu proses avec mille mots, juste pour te faire entendre et désirer, juste pour te faire entendre et resservir, eh bien il y en a qui bégaient.

Il a rougi. J’ai souri. Après tout, qu’est-ce que ça changeait.

Qu’est-ce que ça changeait face à la folle que j’étais. Je m’en fichais qu’il butte sur une syllabe. D’ailleurs si tu veux on n’est pas obligé de faire l’amour. On peut parler. Tu peux me raconter. Tu peux m’expliquer. Comment tu le vis, ce que c’est. Tu peux t’y reprendre à dix fois, j’essaierais de bien me tenir. De pas pouffer. Tu comprends je suis un peu bourrée, j’ai encore envie d’hurler des chansons et des conneries. Mais regarde, je vais baisser d’un ton et te de questionner doucement : c’est quoi la vie, quand on bègaie ? Et quand tu bois, t’es plus à l’aise ou c’est plus difficile ? Et quand une fille te plaît, ça change quelque chose ? Je vais nous chercher un truc à boire ? Et elles sont où mes putains de clopes ?

Enfin non, laisse, je vais t’écouter. Prends ton temps. J’ai envie de comprendre comment certains écorchent leurs mots quand moi je ne les mesure même plus et braille sans raison aucune.

Bref, reste là. Laissons-les boire. Parle-moi de toi. Je veux oublier comme on entend que moi. Je veux oublier ma fausse présence et ma façon de croire que plus je parle, plus je vis. Raconte maintenant.

J’ai d’autres mots pour m’empiffrer. 

Cette nouvelle a été écrite pour soutenir un ami qui a ouvert récemment le blog « Journal d’un bègue » pour partager son handicap, ses difficultés, ses réussites nouvelles. Blog que je vous invite à découvrir de suite. Quant au texte que vous venez de lire : à suivre…

1 commentaire sur “La première fois qu'il m'a parlé

  1. Apres avoir lu sa , on a qu’une envie c’est de connaitre la suite . Tu ecris tres bien , j’attends la suite avec impatience
    De la part d’un begue ..

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