La vie d’avant

Je me souviens du premier matin à Budapest, du premier matin à Rome, du premier matin à Séville. Je me souviens du voyage et de nos longues soirées en Espagne. On marchait jusqu’au Corte Inglés pour acheter des oranges, du pain, du vin. La nuit ne tombait ni tôt ni tard, elle avait trouvé l’entre-deux, la bonne lumière en terrasse. Dans les ruelles moins réchauffées que les grandes avenues, on quittait le trottoir un instant pour laisser s’engager une poussette, une famille, un couple accroché. On riait en grand, souriait en espagnol, mangeait des tapas dès le matin. Quand je pense à cette vie-là, je ne sais pas la dater. Je situe sa fin, peut-être ; quelque chose comme mars 2020, ou juin. Le début, je ne sais plus bien. L’année 1987, ma naissance ? J’ai poussé un cri, le premier. Peut-être m’a-t-on soufflé dessus pour que je sursaute et m’exprime, et puis après ? J’entrais dans un monde que mes parents connaissaient bien. Dans ce monde-là, j’ai joué trente ans, plus exactement trente-trois. 

J’ai connu des garçons dans des bars, des bars autour des garçons, des bises, des mains qui se frôlent, et puis l’étrange terrain qui flotte entre l’amour ou l’amitié. Combien de fois ai-je manqué de savoir ? Dans la vie d’avant, on ne savait pas, nous étions trop près et trop loin à la fois, nous naviguions à mi-distance mais rêvions toujours à l’extrême. J’ai connu des nuits blanches et puis Mathieu, premier baiser à Opéra, son visage dans les couloirs du métro, ses gestes spontanés, ses amis en soirée. J’ai connu tout ça, nous avons connu tout ça, et depuis quelques jours, je me demande où se cache la vie d’avant, où se cachent juin 87, les marelles, les cours d’école, les parfums d’inconnus. Je regarde des films qui m’apparaissent comme de la science-fiction, alors que la science-fiction, c’est nous, c’est maintenant, c’est la rue déserte que je plaque en papier calque sur les rues d’Espagne. Je regarde les acteurs s’enlacer, se parler, je me demande où sont leurs masques, et puis je me dis que les décors de la vie d’avant me manquent, mais aussi les sons. 

J’ai oublié le bruit des machines à café tôt le matin dans les troquets, celui des ongles qui jettent leur musique sur une table en bois, le bruit des baisers qui claquent, des secrets à l’oreille. J’ose penser que bientôt, nous retrouverons ces sensations et qu’alors nous serons si libres que nous crierons sur la piste de danse et contre quelques corps redevenus bavards. J’ose le penser mais je n’y crois pas beaucoup. Parfois je me dis que le monde d’avant s’est perdu, que nous ne le retrouvons jamais. Je me sens pleine de vêtements et de couches, d’un poids si lourd que j’interroge perpétuellement ma légèreté ancienne. Je voudrais courir sur une plage et semer les manteaux, les pulls, l’épaisseur. Je voudrais dégrafer la réalité, l’abandonner et puis m’habiller autrement, m’habiller pour sortir, pour vous rejoindre. Où passe le présent d’hier quand arrive aujourd’hui ? Comment allons-nous déambuler dans un monde étroit ? 

Allons-nous encore descendre des trottoirs et marcher au milieu de la rue, allons-nous encore croiser des poussettes, des traces du futur sur le visage des passants ? Le périmètre se restreint, nous savons l’heure qu’il est, le rayon d’un kilomètre. Avant, le monde était vaste, avant le sol des boîtes de nuit collait sous nos pieds, avant on écoutait Jean-Jacques Goldman très fort, on se tombait dans les bras, on se tenait les cheveux, on s’embrassait sans réfléchir, on réservait des vacances, des bouts de vie, on réservait selon le soleil, les congés, l’humeur du jour, la conversation de la veille. Désormais, on se réserve une journée convenable et demain, on essaiera encore. Cette fois, étrangement, j’ai la date de début. 1er novembre 2020 : je ne sais pas où je vais, mais je sais ce que je viens de perdre.