Noces de perles

On est encore allé dîner chez Marie-Paule et Jean-Stéphane ce soir et je dois dire que j’en ai ma claque. Heureusement, j’aime l’autoroute. Mon mari se tait, nous écoutons la radio et les phares des voitures m’enroulent dans la nuit. Ça me berce. J’adore penser dans ce genre de moments. Adolescente, la voix de Vanessa Paradis m’enveloppait quand mon père conduisait et c’était toujours dans notre vieille Citroën que je me construisais une vie. Mais je ne la construisais pas avec Marie-Paule et Jean-Stéphane. Ils me fatiguent et mon mari ne jure que par ces deux-là. JS par-ci, JS par-là. De toute façon, le jour où il a commencé à appeler Marie-Paule MP, j’ai bien compris qu’on était foutu. Au départ, je n’avais rien contre son collègue de travail. Mon mari avait l’air de trouver chez Jean-Stéphane un ami. C’était plutôt une bonne nouvelle, lui qui se sentait un peu seul, pas bien entouré, trop isolé dans notre Bretagne. Pour un Messin de souche, je peux comprendre. Sauf que Jean-Stéphane et sa femme minuscule – ah ça, elle est petite – ont commencé à prendre beaucoup de place dans nos semaines. On les voit trop souvent, on part même en week-end avec eux et cet été il est fort probable qu’on mette le cap sur la côte tous ensemble. J’envisageais plutôt de voir Erwan, notre fils. Depuis qu’il fait ses études à Toulouse, les entrevues se font rares. D’ailleurs, Marie-Paule essaie de me complexer, je l’ai bien senti tout à l’heure. Elle m’a posé vingt-cinq questions sur l’école de commerce d’Erwan, me laissant entendre que ce n’était pas la meilleure et qu’il était dommage de ne pas profiter de ses enfants pour des études qui n’en valent pas le coup. Tout ça parce que ses deux garçons réussissent à Paris. Enfin c’est ce qu’elle dit. Et moi, quand je dis à mon mari que Jean-Stéphane et Marie-Paule jouent aux plus forts avec nous, il me répond que je me fais des illusions.

J’aimerais bien qu’il admette trois secondes que son copain l’envie. Mon mari est plus haut placé que lui dans la boîte et il gagne mille euros nets de plus par mois, si j’ai bien compris. Ce n’est quand même pas rien et ça doit mettre mal à l’aise Jean-Stéphane. Ce soir, au dîner, il lui demandait conseil pour l’achat d’un téléviseur. Ça aussi, c’est une preuve. Mais mon mari ne voit rien. Il raconte tout ce qu’il sait des télés dernier cri, des connecteurs, des opérateurs. Et ça se marre comme deux vieux amis, ça trinque à ça, à la prochaine télé et aux matchs de foot de l’Euro de football qu’on regardera tous les quatre en juin. Si c’est pour les supporter un jour sur deux, non merci. Je n’en peux plus des cakes à l’apéro. Marie-Paule ne sait faire que ça. Olives noires, olives vertes, génial. C’est toujours sec en plus. Un peu de lait, bon sang ! Enfin je me tais, je ne vais quand même pas lui apprendre à cuisiner, elle qui pense qu’elle se débrouille mieux que tout le monde parce qu’elle regarde Top Chef, « super émission où je chope des astuces » qu’elle relate. Affligeant.

J’ai beau dire à mon mari que Jean-Stéphane n’est pas très net, il m’envoie bouler. Encore ce matin, je l’ai prévenu avant le dîner en lui mettant plein d’éléments sous le nez. Est-ce que tu trouves ça normal que ton ami, enfin ton prétendu ami, se soit inscrit sur Facebook juste après toi ? Tu vois bien qu’il veut mener ta vie ? Et quand il t’a questionné sur l’hôtel que l’on avait réservé à Londres, tu ne t’es pas dit un instant que c’était pour faire comme toi ? Je trouve ça plutôt clair, moi. Et comme mon pauvre mari ne partage pas d’amitiés très enthousiasmantes, il tombe dans le piège de Jean-Stéphane et lui révèle tout de nous. Je m’attends à ce que Marie-Paule porte prochainement les mêmes collants à motifs que moi. C’est évident, il va la relooker pour avoir la même femme.

Nos conversations tournent en rond. Mon mari est sourd et aveugle. Pourtant, ce soir, tout était là. Les preuves étaient là. D’un côté, Jean-Stéphane et Marie-Paule essaient de nous piquer notre vie, et de l’autre, ils nous rabaissent pour que nous nous sentions nuls. Quand je suis intervenue dans la discussion « plantes d’intérieur » et que j’ai expliqué que les cactus pouvaient transformer une pièce, ces deux copieurs de prénoms composés ont rétorqué qu’ils iraient en acheter demain. Je voulais moi aussi me rendre chez Truffaut demain, mais hors de question que je prenne le risque de les croiser et de leur claquer une bise. Je vais arrêter de faire semblant. Je ne peux pas continuer avec ces gens. Des gens qui veulent devenir nous ! J’ai bien remarqué que Marie-Paule avait installé des dessous de verres sur la table basse. Aux dernières nouvelles, elle n’en avait pas ! Mais qui en a ? Moi, bibi, Béa. En plus, elle portait un pull noir qui ressemblait comme deux gouttes d’eau au mien. Son regard était fier quand elle m’a vue arriver. Je pense qu’elle veut me prouver qu’elle sait prendre soin d’elle et qu’elle est une belle femme. Elle me vante toujours les mérites de son mari, et je crois que j’ai saisi sa métaphore quand elle m’a dit dans la cuisine que le tiramisu avait passé la nuit entière dans le frigo, contrairement à elle ! Jean-Stéphane a dû lui donner chaud. J’ai raconté ça à mon mari en marchant jusqu’à la voiture, et il m’a dit n’importe quoi, c’est la canicule, c’est tout ce qu’elle a voulu dire. Je ne crois pas, non. Il faut atterrir, Etienne.

Je n’ai pas envie de dédier mon temps à un couple qui nous veut du mal parce qu’il nous trouve supers. C’est normal, j’ai envie de dire. Nous, on est marié depuis trente ans et les noces de perle, c’est plus noble que les noces de satin. Noces de satin, c’est vingt-quatre ans. J’ai reposé la question à Marie-Paule, j’avais oublié l’année de leur mariage, moi qui ai pourtant une mémoire d’éléphant. Et puis notre maison est quand même bien plus chaleureuse. Les cactus y sont pour quelque chose, mais j’ai aussi dispersé des lauriers mouchetés, très jolis. Notre terrasse est plein Sud, alors que la leur est plein Nord, c’est mon téléphone qui me l’a dit. Après, bon, ce n’est que mon avis de maman, donc je manque peut-être d’objectivité, mais mon fils est plus beau que les deux leurs réunis. Et surtout, il est doué. Il n’a pas eu besoin d’aller prouver ses compétences à Paris, lui. Paris, ça fait bien sur un curriculum vitae, mais ça raconte quoi du fond du ciboulot ?

Et puis nous, nous avons des passions. Nous allons à la salsa les jeudis soir et nous avons décidé, enfin presque, de nous inscrire à des cours de cuisine. C’est en regardant Top Chef que l’idée m’est venue. Elle verra mes cakes, l’autre de MP ! Il reste à convaincre mon mari qui n’est pas très sûr. Il dit que c’est moi qui copie et qu’un téléviseur de 82 pouces, ça va faire beaucoup trop dans le salon, on manquera de recul. Alors à chaque fois je suis obligée de lui réexpliquer tout ce que je vois. J’en ai vraiment marre qu’il se prenne plus pour perspicace que moi à me répondre que je me mets toute seule dans cette position. C’est pour ça qu’on ne se parle pas, là. Il m’a encore dit en démarrant que c’était vraiment un truc de nanas que de se comparer à tout-va et de rivaliser. Il a même ajouté qu’il adorait JS et qu’il en avait ras-le-bol que j’essaie de gâcher son amitié avec lui tout ça parce que moi, j’ai gâché toutes les miennes.